Dernier vendredi d’avril à La Vapeur : Godspeed You! Black Emperor ne donnait pas un concert mais partageait une expérience.
Celle d’un changement de dimension musicale.
En deux décennies, Godspeed You! Black Emperor (GY!BE pour les intimes) s’est forgé une identité totalement à part dans le paysage musical alternatif. A l’heure de la compression, du lissage et du prémâchage formatage, le collectif de Montréal excelle dans l’élaboration de fresques post-rock où interludes entrecoupent des plages flirtant aisément avec les 20 minutes. Pour exemple, lorsqu’il tournait avec Nine Inch Nails, le groupe interprétait un seul morceau qu’il étirait pendant les trois-quarts d’heure alloués à sa première partie. C’est dire que l’on n’écoute pas GY!BE par hasard, à l’instar du public averti venu en bon nombre remplir la salle dijonnaise de La Vapeur.
En ouverture d’une symphonie aussi exclusive, quoi de mieux que l’improbable association d’un luthiste grec avec un batteur australien ? Le premier se nomme Giorgos Xylouris et compte parmi les plus éminents représentants de la musique traditionnelle crétoise. Le second s’appelle Jim White, membre fondateur des Dirty Three, il a notamment collaboré avec PJ Harvey ou… Nick Cave ! Les deux artistes forment Xylouris White, un binôme dont la maîtrise technique auréolée d’une belle complicité fait mouche. Un univers électro-acoustique quasi instrumental au sein duquel tensions, apaisements et accélérations s’imbriquent avec une fluidité remarquable. Totalement décontracté et pas vraiment pressé de partir, Xylouris White se fera (et nous fera) plaisir durant une petite heure.
Les roadies ne traînent pas pour préparer la scène de Godspeed You! Black Emperor en dépit des innombrables amplis et denses enchevêtrements de pédales d’effet en tous genres utilisés par la formation canadienne. Dans la foulée, les lumières se tamisent lentement alors qu’une onde sonore éclot doucement jusqu’à atteindre un volume entêtant. Sobre et figé (à l’exception des films projetés en toile de fond), le décor est ainsi planté dès l’arrivée des membres de GY!BE dont le silence cérémonieux force celui du public. De toute façon, les mots n’auront pas leur place dans cette performance déployant une musique affranchie de nos référentiels habituels.
D’abord, il y a ce son. Très fort. Trop fort même. Parfois saturant au point d’être irritant mais paradoxalement addictif et indispensable pour entendre distinctement l’ensemble de cette armada invraisemblable. Parce que bon, GY!BE c’est tout de même 3 guitares, 2 basses, 2 batteries et… 1 violon ! Chaque instrument compte pour cristalliser ces atmosphères inénarrables qui imposent tant d’écoutes sur disque pour en saisir le sens, du moins en partie. Et sur scène, le groupe ne déçoit pas dans son talent à retranscrire ses climats si singuliers, épanchements rarement réconfortants mais souvent grisants. A lui seul, un morceau tel que « We Drift Like Worried Fire » reflète l’essence même de GY!BE : une impétuosité sonore étendue jusqu’à la rupture et sur laquelle le violon, seul contre tous, surimprime ses effluves.
Puis, il y a ce flux difficilement perceptible. Les membres de Godspeed You! Black Emperor ne parlent pas entre eux, n’ont pas de setlist sous les yeux et pourtant tout s’enchaîne avec une complexité aussi insaisissable qu’évidente. Concert monolithique sans aucun temps mort, la prestation de GY!BE est tout autant ponctuée d’assauts rock exemplaires (la surenchère électrique du crescendo de « Mladic ») que d’expérimentations fourmillantes. Les huit musiciens (plus le projectionniste) ne font pas face à leur public mais sont disposés en un large cercle, effaçant ainsi également le repère scénique conventionnel.
Et enfin, il y a cette palette de sensations (émotions ?) distillées par une musique au premier abord si stérile. En live, la gravité invasive de « Peasantry or Light ! Inside Of Light ! » prend aux tripes. Quant au vortex mélancolique de « Piss Crowns Are Trebled » poétisé par le violon de Sophie Trudeau, l’aspiration de son sillon s’avère tout simplement irrésistible.
Godspeed You! Black Emperor bouscule son auditoire dans une sorte d’indifférence, le conduisant sournoisement jusqu’à un chaos final mémorable. Le groupe quitte la scène et laisse la salle reprendre ses esprits sur une longue vibration sonore ramenant aux prémices du concert. La boucle est bouclée après deux heures d’immersion dans un autre monde. Comme quoi on peut être humain et jouer une musique un peu extraterrestre…