Lee Ranaldo, le guitariste de Sonic Youth, nous a accordé une interview exclusive dans le cadre de sa dernière tournée.
Nous avons découvert un personnage passionnant et plutôt bavard qui a abordé de nombreux sujets : Son adolescence, l’enregistrement de son dernier album, ses amis et influences, l’industrie musicale… On a aussi eu droit à une information inédite..
L’interview est aussi disponible en version originale ici.
Musik Please :– En concert, vous avez présenté « Xtina As I Knew Her » et « The Rising Tide » en disant qu’elles étaient toutes les deux basées sur la découverte de nouvelles expériences pendant votre adolescence. Est-ce que cette époque fut particulièrement intense pour vous ? Et est-ce pour cela que vous gardez votre inspiration intacte ?
Lee Ranaldo :
– Je crois que dans ces deux chansons en particulier, j’intègre des personnes de la vraie vie… Elles parlent toutes les deux de personnes et de situations que j’ai connues en grandissant, vers la fin de l’adolescence où j’ai découvert le sexe et la drogue et où j’ai commencé à me faire ma propre opinion sur le monde plutôt que juste écouter ce qu’en disaient mes parents et les profs. On commence à se faire sa propre idée du monde, on se prépare à être soi-même.
Je pense que c’est une période très intense pour la plupart des gens. Ça n’a pas vraiment d’importance que ces évènements soient réels ou pas, ou qu’ils aient été embellis. J’ai eu la chance d’avoir pas mal d’amis proches pendant ces années et certains le sont toujours plus de 40 ans après. Nous avons eu beaucoup d’expériences marquantes ensemble et certains aspects de nos personnalités se sont formés à ce moment là.
Je crois que ce que j’ai essayé d’analyser dans ces chansons, c’est cette capacité d’émerveillement et d’ouverture avec laquelle nous naissons et qui souvent diminue quand nous devenons adulte.
Pour beaucoup de gens, le sentiment de liberté juvénile semble diminuer quand le monde conventionnel prend le dessus dans leur vie. Cela m’intéresse de comprendre comment ça arrive et pourquoi ça arrive. Et plus encore, j’ai envie d’essayer de garder ce sentiment de fascination et d’ouverture dans ma propre vie et dans la façon dont j’interagis avec le monde. Aussi, bien que je chante sur une période assez ancienne de ma vie, d’une certaine manière j’essaie de garder celle-ci à l’esprit quand je fais le point sur ma vie actuelle, sur la vie de tout le monde, en fait.
MP : – En écoutant le CD de démos de votre dernier album Last Night On Earth, on se rend compte que la plupart des chansons ont été écrites de la même façon, à la guitare acoustique. Alors que la plupart d’entre elles ont fini avec un son plus rock en version album, certaines comme « Descent #2 » ont des arrangements différents. Que pouvez-vous nous dire sur cette chanson et pourquoi avoir utilisé un clavecin ?
Lee Ranaldo :
– Oui, la plupart des chansons sont nées à la guitare acoustique. C’est un grand plaisir pour moi ces temps-ci, après avoir négligé cet instrument pendant tant d’années, d’y revenir et de trouver ça très enrichissant. Les chansons sur disque ont presque toutes été ré-arrangées en électrique quand le groupe a commencé à jouer dessus, mais je voulais avoir une chanson sur le disque qui sonne plus acoustique, étant donné que j’en avais déjà mis quelques-unes comme ça sur Between The Times And The Tides. J’avais donc la chanson qui trottait dans ma tête, mais je ne savais pas trop qu’en faire. Au départ, j’avais juste la voix et la guitare acoustique. Sur la démo, je ‘chante’ la partie de lead guitare et j’ai fini par bien aimer ce que ça rendait, donc je l’ai fait sur l’enregistrement final aussi.
Plus tard, j’ai pensé à enrichir cet enregistrement. J’ai demandé à Steve et Alan de m’aider pour le milieu de la chanson, mais je voulais enregistrer ça dans un style différent, plus cool que sur les autres chansons, je voulais ajouter un peu d’arrangements.
L’enregistrement de l’album était terminé de toute façon. En avril 2013 nous étions en Europe, nous jouions le dernier concert d’une mini-tournée dans la cours d’un château à Vallegio en Italie. On a sorti l’iPod et les écouteurs en playback et Steve puis Alan se sont fait plaisir en jouant au-dessus de l’enregistrement, sur scène après les balances, sous le soleil de l’Italie. Notre ingénieur du son a gravé le tout sur un enregistreur portable. Très cool ! Nous avons mixé le tout, et ça a commencé à
prendre forme, mais je sentais qu’il y avait encore un élément manquant.
Quelques mois plus tard, j’étais à Amsterdam pour présenter ma pièce « Hurricane Sandy Transcriptions » que j’ai écrite pour un orchestre à cordes (inspirée par des bruits de vent que j’ai enregistrés pendant la tempête d’octobre 2012). Lors de cette soirée, j’ai entendu la joueuse de clavecin berlinoise Elina Albach jouer un morceau baroque avec l’orchestre.
J’avais écouté en boucle la chanson de Grateful Dead « Mountains Of The Moon » qui avait une super partie de clavecin jouée par Tom Constanten, et j’adorais vraiment ce son. Je pensais que peut-être nous pourrions ajouter quelque chose de ce genre à ma chanson. J’ai envoyé mon titre à Elina, que je venais juste de rencontrer. Elle m’a répondu : « je suis vraiment une musicienne baroque et mon expérience en musique moderne est quasi inexistante. Je ne peux pas vous promettre un résultat, mais je vais essayer! » . Plus tard, elle m’a réécrit en disant que son passage « comprendrait des éléments du 3ème concerto brandebourgeois de Bach – (pas vraiment, mais dans l’idée) », et ça m’a semblé une bonne idée !
Nous avons dû jouer avec la vitesse du titre car un clavecin est accordé différemment d’un piano. Nous avons optimisé les pistes digitales, puis on a travaillé sur le mixage. Je suis très content du résultat. Je sais qu’il a une tonalité différente du reste de l’album mais j’en suis très satisfait.
MP : – Last Night On Earth se termine par un long morceau, Blackt Out. Est-ce une indication pour le prochain album ?
Lee Ranaldo :
– « Blackt Out » est une chanson que j’ai écrite la semaine après l’ouragan Sandy dans un état d’esprit l
udique. Nous n’avions ni nourriture, ni eau chaude, ni électricité, nous étions dans le « Black Out ». J’ai pris ma guitare et la chanson est venue de là. Je crois que j’avais en tête quelque chose qui revenait en boucle à la façon d’un groupe comme Can. Nous avions comme référence « Yoo Doo Right » pendant que nous travaillions sur celle-là.Pendant la tournée Between The Times And The Tides, nous avons vraiment grandi en tant que groupe.
Je n’avais pas l’habitude de jouer dans un groupe de rock en dehors de Sonic Youth, même si j’ai joué beaucoup de musique abstraite avec pas mal d’improvisateurs au fil des années. Un groupe doit acquérir un certain équilibre et partager un langage commun pour vraiment décoller, et ça prend du temps pour être à l’aise dans une nouvelle situation. En particulier quand vous voulez à la fois
sortir de bonnes chansons tout en gardant musicalement une dose de folie et d’originalité.Quand nous avons commencé à jouer les chansons que j’avais écrites pour Last Night On Earth, nous étions bien affûtés musicalement et enthousiastes à l’idée de jouer de manière plus aventureuse.
Je savais que je voulais que certaines chansons soient moins structurées, mais que cela pouvait changer nuit après nuit selon là où la musique nous emmenait. Nous avons passé beaucoup de temps en studio sur quelques chansons – « The Rising Tide », « By The Window » et « Blackt Out » — attendant le bon moment pour en
repousser les limites au cours des sessions d’enregistrement. Certaines ont été éditées dans leur version « idéale ».
La nature « versatile » de ces titres explique aussi pourquoi nous avons décidé de sortir le double CD de démos et de répétitions (The Rising Tide: Last Night On Earth Demos & Rehearsals). Cela met en valeur des versions alternatives de certaines de ces chansons qui méritent, selon nous, d’être écoutées.
En terme de futures compositions, c’est délicat de dire à l’avance comment seront les nouvelles chansons, mais oui, j’ai été heureux d’ouvrir les morceaux vers plus de travail instrumental et je suis sûr que nous allons continuer dans cette direction pour de nouvelles chansons…
MP : – Votre précédent disque était très pop, avec des accents folks. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?
Lee Ranaldo :
– En général, mes chansons sont écrites sur des instruments acoustiques, j’ai retrouvé une fascination pour eux ces derniers temps. J’ai toujours été un joueur acoustique, mais ces temps-ci j’en joue davantage qu’il y a quelques années. C’est mon grand amour, que j’ai redécouvert à travers les compositions de Between The Times And The Tides, même si j’avais continué à jouer de la guitare acoustique toutes ces années.
MP : – Vous avez joué quelques concerts acoustiques pour la promotion de votre disque. Avez-vous dans l’idée de faire plus de chansons acoustiques ? Un album acoustique dans l’avenir ?
Lee Ranaldo :
– Nos sets sont normalement en mode électrique, mais j’apprécie le fait que The Dust puisse jouer aussi en acoustique. Nous avons déjà fait quelques concerts acoustiques et ça a été très sympa.
En fait, en septembre nous allons sortir un album Acoustic Dust sur le label de Primavera Sound. Ils nous ont déjà sorti un single en vinyle il y a quelques mois et nous sommes en train de finir l’album maintenant.
MP : – Vous jouez souvent des reprises en concert. Avez-vous pensé reprendre à nouveau « Isolation » de John Lennon ? (Comme sur l’album Amarillo Ramp)
Lee Ranaldo :
– Non, nous ne comptons pas la reprendre pour le moment, mais ça pourrait arriver un jour. J’ai chanté cette chanson avec Sonic Youth deux soirs à Paris quand nous avons joué pour un concert hommage à John Lennon en 2005 à la Cité de la Musique. C’était une chanson insolite à reprendre pour Sonic Youth, mais elle marchait vraiment bien. J’aime aussi beaucoup la version sur Amarillo Ramp.
MP : – Votre ami Epic Soundtracks joue sur cette version d’Isolation. Vous avez écrit une pièce en sa mémoire intitulée « How Deep Are Rivers ». Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?
Lee Ranaldo :
– Oui, j’ai écrit cette pièce pour un ensemble New-Yorkais, Bang On A Can Orchestra. Elle était dédicacée à Epic qui était un ami. Il a joué sur quelques titres sur l’album Amarillo Ramp.
La pièce est abstraite, mais quand je l’ai écrite j’avais Epic en tête. D’une certaine façon, c’est une œuvre en sa mémoire. Il nous a quittés trop tôt évidemment…
MP : – Lors du concert à la Maroquinerie à Paris en 2012, vous avez salué le guitariste de free jazz Jean-François Pauvros qui était dans le public. Pouvez-vous nous en dire plus sur vos relations et ce que vous connaissez et pensez de sa musique ?
Lee Ranaldo :
– Je connais essentiellement la musique de Jean-François pour avoir joué avec lui en quelques occasions quand il a partagé la scène avec Sonic Youth. Nous sommes alors devenus amis. Je connais certains de ses disques et j’aimerais bien rejouer avec lui à l’occasion…
MP : – On a des raisons de penser que Prince et Nick Drake sont des influences pour vous : On vous a vu au concert de Prince à Paris et « Hammer Blows » me rappelle la musique de Nick. Est-on dans le vrai ?
Lee Ranaldo :
– Oui, bien sûr, ils sont tous les deux des influences ! Mais je ne suis pas certain que vous puissiez les entendre directement dans mes chansons. Personnellement, je ne pense pas que « Hammer Blows » soit inspirée par Nick Drake, mais j’aime beaucoup sa musique. Tant de belles musiques, tant d’influences.
Ma nouvelle carrière solo est en partie une tentative pour donner du sens à toutes les influences de mon passé que j’ai pu avoir. Des gens comme Nick Drake, John Fahey, Leonard Cohen, Joni Mitchell, etc…
MP : – Quelle sensation cela fait d’être le leader ?
Lee Ranaldo :
– J’aime beaucoup chanter et de ce point de vue je me sens très bien, je suis de plus en plus à l’aise. Au début, je n’étais pas habitué à chanter un concert entier et le public non plus. Mais j’ai confiance dans ces chansons, je suis complètement engagé dans celles-ci et ça rend tout cela plus facile. Je suis le compositeur du groupe contrairement au processus d’écriture qu’il y avait dans Sonic Youth, donc ça rend les choses différentes aussi.
J’apporte la musique et les paroles et le groupe m’aide à les arranger et à les développer. Les voix sont une partie importante de ces nouvelles chansons. L’écriture est toujours un défi, j’essaie toujours de donner le meilleur et de garder le plus d’honnêteté possible.
MP : – Si Sonic Youth n’était pas en sommeil, aurions-nous eu la chance d’entendre ces nouvelles chansons ?
Lee Ranaldo :
– Et bien, c’est difficile à dire, mais peut-être pas…Pour faire ces albums solos, ça me prend beaucoup de temps et d’énergie. Quand Sonic Youth était actif, j’étais toujours heureux d’impulser toute mon énergie dans le groupe et je n’avais pas vraiment le temps de créer des albums. Bien que j’en aie eu l’ambition, ce n’était alors pas possible quand Sonic Youth était actif.
Sonic Youth était un groupe très spécial, peu de groupes ont eu les relations que nous avons eu tous les 4 et ont pu faire de la musique aussi spéciale que la nôtre. Aussi, je n’aurais jamais arrêté le groupe pour faire des albums comme ça.
En fait, j’ai commencé Between The Times And The Tides pendant une période creuse de Sonic Youth et il était presque fini quand j’ai entendu parler des problèmes entre Kim et Thurston. Aussi, d’une certaine manière, j’ai trouvé le temps pour faire mon premier album solo quand le groupe existait, mais juste à temps, à la fin de la vie du groupe…
MP : – Pendant toute votre carrière, vous avez défendu le marché de la musique indépendante : Labels indépendants, disques physiques, etc… Pourtant, sur une de vos guitares vous avez un autocollant Apple Corp. Ne trouvez-vous pas qu’il y a là un certain paradoxe puisque iTunes ou Amazon tuent d’une certaine manière le marché de la musique indé ?
Lee Ranaldo :
– Oh je ne sais pas, c’est une vaste question. Évidemment la musique n’occupe plus la même place dans la vie des gens que celle qu’elle représentait lorsque j’étais bien plus jeune. Il n’existe plus autant de mystère ou encore cette envie de découvrir, tout est accessible en quelques clics, ce qui d’une certaine manière rend les choses moins précieuses. Je sais que des chansons, et parfois même un album entier, ont encore un impact sur les gens, mais il y a tellement d’autres distractions aujourd’hui… De nos jours, la musique joue d’une certaine mesure un rôle moins primordial dans la vie…
Tout autant que Sonic Youth défendait la scène indépendante/underground, nous adorions également une certaine musique grand public, commerciale.
C’est chouette de vivre des deux côtés de la ligne et c’est mon cas. J’utilise des produits du genre Apple comme j’utilise encore des appareils électroniques bon marché, fabriqués il y a des décennies par de modestes entreprises. Tout dépend de ce que l’on en fait, le plus important demeurant la finalité. Nous vivons dans une société dans laquelle il y a de plus en plus de grosses entreprises, nous ne pouvons pas y échapper. On peut toujours tenter de lutter contre la puissance amorale et destructrice des multinationales, certes; c’est une lutte sans fin…
MP : – Et pour terminer de manière humoristique, sur « Lecce, Leaving » vous chantez « Nous allons faire du bruit ce soir » alors que bon nombre de groupes de Rock auraient chanté « faire l’amour ce soir ». Votre slogan serait-il « faisons du bruit pas la guerre » plutôt que « faisons l’amour pas la guerre » ?
Lee Ranaldo :
– Je ne crois pas avoir renié mon « amour » pour le « gros son » mais comme je disais précédemment… c’est chouette d’être des deux côtés de la ligne !